Il était une fois deux mondes

Il était une fois deux mondes

  • Mais dis, tu peux réintégrer notre monde tu sais.
  • Oui je sais, mais j’ai parfois un peu de mal à trouver ma place dans votre monde depuis mon petit tour, enfin mon grand tour, dans l’autre monde.

Ces deux mondes, ce sont le monde des Bien Portants, comme dit Marie, et le monde des Mal Portants. Le mot “mal portant”, c’est pas terrible en fait. Je n’ai pas non plus envie de dire “le monde des malades” parce qu’on peut être en rémission* (ce qui ne veut pas dire guérie) tout en ayant encore l’impression de faire partie de ce monde qu’on était à mille lieues d’imaginer un jour et dans lequel on a été plongé soudainement. Ce monde qui nous a fait découvrir des déserts arides et des mers houleuses. Malgré la chaleur écrasante de ces espaces désertiques et la nausée provoquée par la houle, nous en avons fait des rencontres ! Des inoubliables que nous n’aurions peut-être jamais faites si nous étions restés dans le monde des Bien Portants.

Des “deux mondes”, il y en a une chiée !

Il n’y a pas que celui des bien portants et des « malades ». Peut-être même que certains vous parleront ? Celui des femmes qui tombent enceintes du premier coup et de celles qui rament pendant des mois, voire des années, dans des souffrances sans nom. Celui des femmes qui ont des enfants en pleine santé et de celles qui ont un enfant malade ou handicapé. Celui des personnes qui sont “happily married” et de celles qui ont été plantées par leur conjoint ou vivent un divorce épouvantable. Celui des personnes qui ont un emploi et de celles qui rament pour en trouver un. Celui des enfants qui ont énormément de facilités à l’école et des autres qui doivent turbiner des heures pour des résultats moyens malgré tous leurs efforts. Celui des femmes qui ont pris 30 kilos, se sentent moches et n’arrivent pas à les perdre et de celles qui se sentent jolies et peuvent tout manger sans prendre un gramme. Celui des personnes qui semblent avoir une aptitude au bonheur incroyable et de celles qui voient le monde sous le prisme de la tristesse ou même de la dépression.

Je pense que tout le monde a un jour ressenti qu’il faisait partie d’un autre monde.

Tout le monde a un jour voulu faire partie de l’autre monde. Tout le monde s’est un jour senti terriblement seul dans son monde. Incompris, isolé, seul de son espèce, seul au monde, inadapté, différent, peut-être même intrus. Pff c’est dur.

De moi à moi…
Bon Delph il est temps de laisser ce monde des malades derrière toi… Bon Delph, il est temps de réintégrer le monde des bien portants… Bon Delph, quand est-ce que ce cancer ne te collera plus à la peau ?
Bon Delph, il est temps de tourner la page. Ouchhh, ça non ! La dernière injonction est juste le coup de massue et je me permets d’insister là-dessus. Jamais, je ne me dis cela et jamais, je ne me dirai cela mais je voulais juste partager avec vous que le « il est temps de tourner la page » a le pouvoir radical et immédiat de plonger toute personne qui a vécu n’importe quelle épreuve de la vie dans un cafard et une solitude épouvantables. Parfois c’est trop tôt pour tourner la page d’un truc aussi énorme qui a été au centre de nos vies et qui a même été comme une espèce d’identification. Je parle pour tout le monde et dans mon cas, Delphine = le cancer. Je sais, je sais, on VIT une maladie, on N’EST PAS une maladie. Là n’est pas le débat, j’aimerais parler de l’après.

Un proche m’a dit : “Pendant la maladie, on combat le mal, on suit ses traitements, on avance. Après tous les traitements, c’est fini mais le mal est encore là.” Je pense qu’on peut parler de ce “post” pour toutes les épreuves de la vie, cette espèce de no man’s land qui dure plus longtemps qu’on n’aurait pu l’imaginer. A vrai dire, je pense qu’on n’imagine jamais vraiment le « post » quand on est dans l’épreuve. La femme enceinte focalise sur la joie de découvrir son bébé et ne peut pas imaginer la difficulté du postpartum, et puis la personne malade se dit souvent que ce sera l’extase à la fin des traitements qui l’ont rendue si malade mais en fait, le combat continue et je dirais même qu’il est plus complexe…

C’est parfois le bordel dans ma tête par rapport à tout cela, mais pas tout le temps. Parfois c’est chaotique et bien présent, parfois tout roule à merveille. Parfois, je me dis que je reste peut-être trop dans ce monde du cancer. En plus, je ne suis pas prête d’en sortir car j’en ai même fait ma mission de vie “pour le moment”. Je préfère ajouter “pour le moment” car on évolue et la vie est pleine de surprises, mais à l’heure actuelle, je n’ai jamais été aussi passionnée par mes projets. Parfois, je me dis que ce sont ces opérations de reconstruction en cascade qui prolongent la maladie. Plus encore… qui tapent sur le clou de la maladie en faisant bien ressortir les cicatrices. On ne peut pas les louper, on les rouvre et on les referme, une fois, deux fois. Au sens figuré, des blessures se ferment, puis s’ouvrent à nouveau, encore et encore… Des mutilations ailleurs, des séjours longs à l’hôpital alors qu’on n’en passait même pas des aussi longs pendant le cancer. Et puis, on gambade pendant des mois avec des espèces de demi-seins ou semi-seins ou simili-seins pas tout à fait reconstruits. Bien voilà encore un no man’s land ! Le no man’s land du sein, il est trash celui-là, je dois l’avouer. Avec un deuil du sein pas encore fait, enfin j’en sais trop rien, tout ce que je sais c’est que je ne me sens pas bien dans ce corps. Ce corps que j’ai mis 40 ans à apprécier et tacs le cancer frappe à ma porte à 45 ans. Merde quoi… Encore un peu creuser, du temps, de la patience, de la bienveillance. Ma tête le sait mais il n’empêche que mon cœur a souvent mal devant cette espèce d’ersatz de sein et il y a encore très peu de place pour le corps symbolique/émotionnel/psychique, toute la place est encore accordée au corps organique qui était malade. A l’heure actuelle, je trouvais que la mastectomie avait plus de gueule… elle était plus symbolique. J’imagine que si je pense ceci, je ne dois pas être seule de mon espèce.

Pour revenir aux deux mondes, parfois, je me dis que je ne suis pas tout à fait prête à sortir de ce monde dans lequel je suis depuis deux ans, bizarre à dire hein ? Bizarre à comprendre aussi, je vous l’assure. Je ne sais pas où je me situe. Ce n’est pas simple mais je suis loin d’être malheureuse, j’imagine que tout ce micmac fait partie du processus de reconstruction psychique. Ce n’est pas linéaire, c’est le zigzag le plus tarabiscoté que j’ai jamais expérimenté. Mais rien n’est linéaire pour personne, je pense qu’on est tous d’accord là-dessus peu importe notre histoire. Tout est parsemé de détours, d’encombres, de méandres, des ravins, de trous, d’obstacles et de petits cailloux dans nos chaussures qui viennent parfois pourrir la route. Et puis parfois tout est calme. 

Je me souviens qu’avant de partir en expat, les expats me disaient “Tu verras, quand tu rentreras au pays, toi, tu auras changé mais les autres pas.” C’est nul quand on y pense, on change tous, comme si vivre à l’étranger nous donnait une espèce de supériorité, on était soi-disant plus ouverts, on avait vu le monde quoi ! N’importe quoi ! Idem pour la maladie, c’est pas parce qu’on a été malade que tout à coup, on est des champions du monde médaille d’or de la résilience, ou qu’on a acquis une aptitude permanente au bonheur parce qu’on a été confronté de près ou de loin à la mort. On a tous connu des coups durs et des blessures. On a tous été impactés par quelque chose qu’on n’a vraiment pas choisi dans notre vie. D’ailleurs, j’ai accueilli Géraldine de Radiguès sur le podcast pour débattre sur ce sujet, la diffusion aura lieu fin juin.

On a tendance à faire une espèce de hiérarchie dans les drames/malheurs/coups du sort et moi la première mais “pour moi-même seulement”. Je donne un exemple… parfois me dire à moi-même “allez Delph, t’as pas d’enfant malade, t’as pas perdu d’enfant, t’as pas de métastase ou un cancer “moins glamour” qui te pourrit la vie” me permet de relativiser. J’entendais souvent des copines me dire “oui, mais ce serait déplacé de me plaindre de ce petit problème alors que toi, tu as un cancer, la peur des récidives, la chimio et tout le tralala”. Alors non, on ne va pas rentrer dans les comparaisons car comparaison n’est pas raison et comparaison = poison. J’adore quand ça rime. On ne va pas non plus se lancer dans le débat des blessures plus profondes ou moins profondes, dans les blessures qui ont un impact plus lourd à plus long terme, on est tous uniques et on a tous des ressources pour faire face à ce qui nous arrive. Parfois une personne peut être totalement envahie par un problème qu’on pourrait juger sans importance mais on ne connaît pas ses blessures d’enfance ou à quoi le problème qui peut paraître anodin renvoie. Je trouve que c’est un sujet très complexe et il m’a fait vachement réfléchir… et je réfléchis encore. Je peux concevoir qu’une nana qui vomit tripes et boyaux en pleine chimio ou qui apprend qu’elle a des métastases ou qui a perdu son job ou qui s’est fait planter par son conjoint ne soit pas en accord parfait avec sa voisine qui est désespérée car son pisciniste s’est trompé de couleur pour le liner de sa piscine. Il a pris du gris moyen au lieu du gris clair, le drame absolu. A ce moment précis, il y a peut-être effectivement une sensation de deux mondes parallèles qui ne se rejoindront jamais. Autre réflexion… Bernadette qui a perdu son perroquet qui était tout pour elle depuis la mort de son mari est peut-être envahie par la peine, de la même manière et avec la même intensité qu’Arthur qui vient d’apprendre que son fils a une maladie chronique incurable. Peut-être qu’une peine aura plus de conséquences dans le temps qu’une autre. Débat complexe et je trouve que c’est intéressant d’y réfléchir.

Vous écrire me permet de comprendre quelque chose, à vrai dire en cours d’écriture. Maintenant. A l’instant. Je crois que je ne suis pas encore prête à quitter ce monde parce que j’ai encore besoin d’en parler avec mes sœurs et mes frères de combat. Je mets frère pour mentionner Claude qui a eu un cancer de la prostate et avec qui j’échange beaucoup. C’est encore frais, c’est encore à vif. Dans un mois, je repasse sur le billard, c’est réel, c’est là, encore bel et bien là, présent dans ma vie. J’ai encore envie d’être là pour eux, j’ai encore envie de faire partie de ces communautés que j’ai créées (groupe de soutien) et que je n’ai pas créées. J’ai encore besoin d’exorciser des peurs, parfois de la colère, de la tristesse auprès de ceux et celles qui ont exactement le même ressenti. J’ai encore besoin d’être entendue, soutenue et comprise.

C’est vrai finalement, pour reprendre les exemples mentionnés au préalable… la femme en plein postpartum trouvera plus de réconfort auprès de celles qui sont passées par là ; la femme qui n’arrive pas à tomber enceinte trouvera plus de réconfort auprès des femmes qui ont vécu le même enfer ; la femme qui a un cancer colorectal trouvera plus de réconfort auprès de celles qui vivent ou ont vécu la même chose ; la femme qui a perdu un enfant aura probablement plus envie de se confier à des femmes qui ont connu ce même drame. Les langages sont les mêmes, les ressentis sont les mêmes, même si chaque histoire est unique. Ce sont les blessures qui résonnent entre elles et puis je trouve que le partage de nos difficultés, de nos peurs ou de notre fragilité nous apporte souvent beaucoup plus que le partage de nos qualités, de nos accomplissements ou de nos succès. Vous ne trouvez pas ? C’est là qu’une “rencontre” réelle peut avoir lieu. Celle des cœurs. Remettez-vous dans la situation, je suis sûre que vous l’avez ressenti un jour… on s’autocensure très vite, généralement après 10 minutes, quand on est en présence de personnes qui sont à mille lieues de comprendre ce qui nous arrive alors qu’on en parlerait pendant des heures et des heures avec les personnes qui ont connu la même chose, on reste au cœur de la rencontre, au plus profond de l’échange. Parfois on en a tant besoin.

C’est aussi tout le principe des groupes de parole ou de soutien online, peu importe la pathologie ou l’événement qui frappe.

Les femmes qui débarquent sont terriblement effondrées et les anciennes, autrement dit celles qui sont passées par là, sont bienveillantes, respectueuses, et surtout témoignent. Elles s’inscrivent comme un maillon essentiel d’une chaîne de transmission qui non seulement laisse place à l’espoir, mais introduit une parole précieuse du côté du féminin si on parle des cancers féminins. C’est par ce biais que les nouvelles patientes peuvent commencer à émerger d’une simple position d’objet de la maladie, à celle de sujet de leur corps, même malade. Cette qualité de présence et d’écoute suffit à elle-même pour légitimer l’importance de ces groupes de soutien et constitue une réelle valeur ajoutée. Je les conseille à tout le monde !

Ce post part dans tous les sens, il ne serait pas digne d’un premier prix de dissertation à l’Institut de la Vierge Fidèle ! Oui, elle s’appelait comme ça mon école !

J’ai encore envie de commenter la phrase de Nietzsche parce qu’elle me passe par la tête et puis un dernier mot sur la fragilité de l’équilibre à trouver dans nos vies…

« Ce qui ne me tue pas me rend plus fort. » Vous en pensez quoi, vous ?

Je trouve que c’est une phrase qu’on a pas toujours envie d’entendre quand on est au cœur du problème, au plus bas et que la souffrance est intense. Je pense que la colère est importante (indispensable peut-être ?) au même titre que les larmes et la tristesse profonde. Xavier parle de colère intelligente, celle qui se transforme en élan vital, en force de vie. Donc merci Nietzsche mais après coup ta phrase. Quand on vit une épreuve, chaque jour peut paraître une espèce de petite victoire, mais je trouve que cette phrase prend vraiment tout son sens quand l’épreuve est passée et qu’on a réalisé à quel point nos ressources sont démultipliables, inépuisables. C’est un truc de ouf !

L’équilibre à trouver dans nos vies est fragile… tout le monde se sent-il concerné par ces propos ? Le post devient trop long et puis je me rends compte que je dois encore réfléchir, je vous reviens. Xavier a utilisé l’image du vélo l’autre jour mais on n’a pas vraiment parlé de ce sujet. En vélo, l’équilibre se trouve en mouvement, pas à l’arrêt. Allez chouette encore un peu de matière à réfléchir pour nos vies…

Un dernier mot sur le podcast

Merci de tout cœur pour vos nombreuses écoutes. On a atteint les 1600 écoutes. Comme y a rien à vendre, on pourrait se dire qu’on se fout royalement du nombre mais en fait pas du tout parce que je réfléchis en termes de messages d’espoir diffusés et puis maintenant qu’on sait que l’espoir est plus contagieux que le COVID, c’est magique. Merci de tout cœur à mes invités qui ont bien voulu ouvrir leur cœur et raconter leurs belles histoires de résilience à mon micro. Je mets tout mon cœur et BEAUCOUP de temps dans ce projet, je fais même beaucoup d’heures supp’. Les retours sont superbes, il aide véritablement les femmes, nous sommes tous de près ou de loin touchés par le cancer, 1 femme sur 4, vos partages sont et seront toujours bien précieux ! Merci infiniment !

La semaine prochaine, nous accueillons Magali Mertens, un sacré bout de femme qui a une sacrée histoire à raconter ! Rendez-vous mardi matin !

* Dans le traitement du cancer, les médecins évitent généralement le terme « guéri » et préfèrent plutôt le terme « aucune preuve de maladie » pour désigner une rémission complète du cancer, ce qui ne signifie pas nécessairement que le cancer ne réapparaîtra pas.

Voici les podcasts et un petit tube qui donne envie de swinger !

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